Dans l’expérience du deuil, l’expression ultime de l’amour revient à accorder à ceux que nous aimons le droit de poursuivre leur chemin loin de nous. Aimer, c’est parfois savoir renoncer à ce qui nous est le plus cher. Cela est vrai lorsque deux êtres sont séparés par la mort, mais également lorsqu’une distance s’impose entre deux personnes, qu’il y a rupture pour une raison ou l’autre ou que, sous l’effet de la maladie ou à cause d’une expérience bouleversante, un proche change radicalement, au point que celui-ci semble avoir disparu. Tout cela ne signifie pas que la relation s’arrête pour autant. En réalité la relation d’amour ne s’arrête jamais: elle continue à vivre à l’intérieur de nous aussi longtemps que nous nous sentons lié à l’être cher que nous avons perdu. Au XIIème siècle, la poétesse Marie de France a écrit un lai, un poème narratif composé dans un ancien français teinté de l’influence anglo-normande, qui propose une illustration de ce phénomène: le Lai du Rossignol.
Recréer la part manquante
Dans cette histoire, une dame, mariée à un personnage brutal, s’éprend d’un jeune homme avec lequel se noue une liaison particulière: en effet les maisons des deux amants sont voisines, et pourtant leurs rencontres ne vont jamais au-delà d’échanges et de discussions lorsque chacun retrouve l’autre à sa fenêtre. Ils se parlent de jour comme de nuit, mais la dame ne quitte jamais sa maison. Un jour, son mari lui demande pourquoi si souvent, à la nuit tombée, elle quitte le lit nuptial: la dame répond alors qu’elle aime tant écouter le rossignol qu’elle a pris l’habitude se rendre à sa fenêtre pour pouvoir l’entendre chanter. Sur ce, le mari décide de pourchasser l’oiseau et le jardin est bientôt infesté de pièges. Le mari parvient à son but, et lorsque le rossignol est mort, il jette le petit cadavre sur les genoux de sa femme. Désormais, celle-ci n’aura plus d’excuse pour retrouver son amant platonique. Elle brode alors en lettres d’or sa mésaventure sur une étoffe, dans laquelle elle enveloppe le corps de l’oiseau, qu’elle fait porter par un valet à son bien-aimé. Voici alors la réaction de ce dernier : « Il fit forger un petit coffret dans lequel il n’y avait ni fer ni acier: il était tout en or fin avec des pierres de valeur, très précieuses et très chères. Il y avait, avec celui-ci, un couvercle très bien ajusté. Il mit le rossignol dedans, puis il fit celer la chasse. Et il la porta toujours sur lui »[1].Ainsi lorsqu’il n’est plus possible de vivre son amour à travers la relation, vient le moment de le vivre intérieurement et symboliquement. Selon le philologue Mattia Cavagna, professeur de langues et littératures françaises médiévales à l’Université catholique de Louvain, le coffret représente, dans le Lai du Rossignol, l’espace intériorisé que l’amant offre à son amour pour lui permettre de perdurer. Cet espace, il se l’offre également à lui-même, véritable sanctuaire miniature grâce auquel le jeune homme trouve un sens à l’épreuve de la séparation: l’amour demeure malgré la rupture apparente. Car l’aspect symbolique du coffret signifie aussi que, dès qu’il est intériorisé et recréé symboliquement, l’amour est destiné à durer. La dimension symbolique ne s’oppose pas au fait que l’amour soit réel: il renvoie plutôt à la part manquante, à ce qui fait défaut et qui blesse l’amour, sans pour autant l’anéantir.
L’amour qui lie la jeune dame et son amant est, bien sûr, de type adultère. Cependant il ne s’agit pas, dans ce poème de Marie de France, d’offrir une vision « romantique » de la tromperie et de l’infidélité, mais de mettre en scène des personnages qui sont confrontés à des situations de vie qu’ils n’ont pas choisies et qui sont, pour eux, des épreuves à surmonter, en particulier le deuil et la séparation. Rappelons aussi que le récit doit être replacé dans un contexte où le mariage n’était pas toujours consenti. Or ce qui fonde la valeur du mariage, c’est le consentement, la liberté des époux qui choisissent de lier l’un à l’autre. « Le consentement doit être un acte de la volonté de chacun des contractants, libre de violence ou de crainte grave externe. Aucun pouvoir humain ne peut se substituer à ce consentement. Si cette liberté manque, le mariage est invalide », précise le Catéchisme de l’Eglise catholique (1628).
« Le Beau doit nous élever »
La poésie, par le travail des mots, orne la langue française d’une beauté particulière. Les lettres d’or que brode la dame sur l’étoffe sont à l’image de cette recherche du Beau. Et parallèlement, le travail du deuil peut faire d’un sentiment, même douloureux, une expérience salutaire, de manière à transformer cette expérience difficile en une leçon de vie, une « bonne » leçon – sans qu’il y ait, ici, quoi que ce soit de péjoratif ou de condamnatoire dans la formule –. Aussi l’expérience du deuil, lorsqu’elle est portée par une réflexion, par un langage capables de nous amener à vivre plus profondément notre amour, peut être l’occasion d’entrevoir la pérennité d’un amour plus grand encore, qui ne meurt jamais. La recréation symbolique d’un amour perdu peut être une manière de rechercher, malgré la douleur, la beauté – la beauté des mots, dans le cas d’un poème – de manière à s’émerveiller, malgré la peine et le chagrin, de la vie qui perdure. « Le Beau doit nous élever », déclarait le pape Pie XII. C’est de cette beauté profondément saine qu’il s’agit ici, une beauté qui élève l’amour et le purifie.
En somme, nous ne cessons jamais d’aimer un être qui nous est cher, nous apprenons plutôt à aimer sans plus vivre cet amour auprès de la présence matérielle de cette personne. Et au-delà de la tristesse et du deuil, nous pouvons, comme la dame du lai de Marie de France à travers son geste d’écriture, ou comme son amant, par l’espace symbolique matérialisé par le coffret, recréer symboliquement ce qui est perdu, transformer la perte en célébrant la vie dans ses nuances les plus contrastées, dans la souffrance mais aussi dans la joie.
MMH [Madeleine-Marie Humpers]
Image: Domaine public
[1] Traduction personnelle. Voici la version originale: « Un vaisselet a fet forgier. / Unkes n’i ot fer ne acier: / tuz fu d’or fin od bones pieres, / mult preciüses e mult chieres; / covercle i ot tresbien asis. / L’aüstic aveit dedenz mis; / puis fist la chasse enseeler, / Tuz jurs l’a faite od lui porter »
(Lais de Marie de France, édités par Karl Warnke, Poche, Lettres gothiques, 1990)
Article paru le 20 juin 2018 sur CathoBel: https://www.cathobel.be/2018/06/20/lepreuve-du-deuil-dans-le-lai-du-rossignol-de-marie-de-france-2/
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