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mardi 12 mars 2019

Conversion, amour mystique et pénitence: la Madeleine de Grégoire le Grand

Au VIe siècle, le pape Grégoire Ier a joué un rôle important quant à la représentation de Marie-Madeleine. Pourquoi ses homélies à propos de la sainte ont-elles durablement marqué les esprits? N’est-ce pas, tout simplement, grâce à leur justesse?

Particulièrement présente dans l’imaginaire médiéval et dans les homélies d’alors, Marie-Madeleine a fasciné le Moyen Age occidental. « Avec l’infirmité de ses mots humains […], l’écrivain médiéval poursuit en Marie-Madeleine la faiblesse transcendée par l’amour, l’absolue perfection… », écrit Elisabeth Pinto-Mathieu. L’auteure de Marie-Madeleine dans la littérature du Moyen Age attire particulièrement l’attention sur le rôle du pape Grégoire Ier, dit le Grand (VIe siècle). Le 20 avril 591, pour le vendredi de Pâques, dans la basilique Saint-Jean à Rome, il fait une homélie qui marquera les esprits à propos de la sainte (homélie XXV). La seconde homélie où il évoque Marie-Madeleine a été prononcée fin septembre 592, au cours des Quatre-Temps d’automne, dans la basilique Saint-Clément (homélie XXXIII).
Mais tout d’abord qu’en est-il dans les Ecritures?

Dans les Ecritures
Dans les Ecritures, Marie-Madeleine est d'abord Marie « de Magdala », « celle dont le Christ avait, selon les Evangiles, chassé sept démons, soit la plénitude du péché (Mc 16, 9 et Lc 8, 2-3). Présente à l’ombre de la Croix, lors de l’ensevelissement, elle méritera d’être le premier témoin de la Résurrection, l’apôtre des apôtres », résume Elisabeth Pinto-Mathieu.
Vient ensuite Marie de Béthanie. L’Eglise d’Occident a rapidement supposé qu’il s’agissait de la même personne, « avant que Grégoire le Grand ne l’affirme et accrédite définitivement l’idée ».
Enfin une troisième figure est rattachée à Marie-Madeleine: celle de la pécheresse qui, « ayant appris que Jésus était à table dans la maison du pharisien [Simon], apporte un vase d’albâtre plein de parfum » (Luc 7, 37). Aux pieds du Christ, qu’elle baigne de ses larmes, elle verse le parfum, puis les essuie de ses cheveux.
« Piété, larmes, parfum… Toutes les facettes bibliques de ces figures féminines se cristallisent pour ne plus donner au Moyen Age qu’une seule et grande sainte: Marie-Madeleine ».

Image de l’Eglise

Aux VIe-Ve siècles déjà, Saint Augustin avait comparé Marie-Madeleine, premier témoin du Christ Ressuscité, à l’Eglise. Mais alors la comparaison est sévère: « La sainte femme incarne l’Eglise naissante, qui n’a pas compris la divinité du Christ après son ascension aux cieux, trop aveuglée par l’évidence de son humanité. Pour toucher le Christ, il faut avoir cru, tel est le sens du Noli me tangere opposé à Marie de Magdala ». La comparaison qu’offrira Grégoire le Grand est plus avantageuse: il voit lui aussi, en Marie-Madeleine, l’image de l’Eglise. Mais c’est sa capacité de conversion qu’il souligne. Elle est pour lui le « symbole de la gentilité convertie ».
Pourquoi cette insistance particulière sur la démarche de conversion? Grégoire Ier a été contemporain des invasions des Lombards dès 568. « Les Lombards imposent leur dure loi qui équivaut à une forme de persécution religieuse », explique le chercheur en histoire Bruno Judic, de l’Université de Tours. Dans ses Dialogues, le pape Grégoire rapporte le massacre des paysans romains chrétiens qui refusent d’adopter la religion des barbares. « Les paysans chrétiens apparaissent alors comme de nouveaux martyrs, qualité qui n’appartient plus pourtant qu’à un lointain passé ». Pourtant Grégoire le Grand tient à convertir les Lombards, il « se situe pleinement dans ce processus de conversion au christianisme engagé bien avant lui mais loin d’être achevé ».
C’est dans ce contexte que le thème de la conversion prend toute son importance, spécialement lorsque le pape Grégoire évoque Marie-Madeleine. Grégoire le Grand, note Elisabeth Pinto-Mathieu, « voit en elle l’allégorie de l’Eglise, non l’Eglise hésitante que stigmatisait saint Augustin mais celle dont rêve Grégoire en cette fin de VIe siècle, une Eglise de paix, européenne, qui aurait Rome pour centre culturel et religieux. Ce rêve d’une Eglise d’amour qui intégrerait les ravisseurs barbares, d’une unité dans le pardon, Grégoire le Grand le fait vivre en Marie-Madeleine ». Grégoire le Grand voit dans la conversion la clef, mais aussi la condition d’une intégration réussie des barbares au sein de l’empire romain chrétien. « Cette femme coupable certes, mais soucieuse de gagner les faveurs du Christ, représente les errances barbares qui, si elles viennent s’unir aux populations de souche chrétienne, deviendront le ferment de la nouvelle Eglise. Le diptyque du péché et de la grâce qu’est Marie-Madeleine prend alors tout son sens ».
Mais au-delà de la conversion des barbares et des questions politiques qui préoccupent Grégoire le Grand, Marie-Madeleine incarne aussi l’image du repentir et de l’amour mystique.

Amour mystique et pénitence

Grégoire le Grand souligne la joie que Marie-Madeleine trouve dans la contemplation du Christ. Cet amour contemplatif devient le modèle de l’amour mystique. Il est comme un incendie qui brûle toute trace du péché et tout attachement qui retient l’âme loin de Dieu. Elisabeth Pinto-Mathieu note ainsi, à propos de l’homélie XXV: « L’amour de Marie-Madeleine y est présenté comme un feu dont brûle entièrement l’être jadis envahi par le froid du péché ». L’amour mystique s’accompagne dès lors d’une transformation, d’une purification intérieure et d’un changement radical: « L’amour de Dieu brûle en elle tout ce qui lui est étranger ». « L’âme purifiée aboutit à la perfection de son essence comme l’or fondu étincelle d’éclat au sortir du brasier: ‘Successus animus quasi auri more, quia per usus speciem perdidit, per incendium clarescit’« .
Tout proche de l’incendie de l’amour mystique, se dessine alors le thème de la pénitence et de la repentance…
Pour Elisabeth Pinto-Mathieu, l’image du feu mystique permet à Grégoire le Grand « d’exprimer la profonde ambivalence magdalénienne »: « Figure de l’amour total, d’un amour dans lequel se consument les attaches terrestres, la sainte fut également pécheresse. Comment s’est-elle lavée du péché? En aimant: ‘Dimissa sunt et peccata multa, quoniam dilexit multum’ (Luc 7)« . Grégoire le Grand voit dans l’amour magdalénien ce feu immense qui, par la purification de l’être, conduit à la préciosité de l’or, à la perfection mystique, aux vérités transcendantes ». Et par ailleurs: « Ce langage d’or et de feu deviendra l’une des métaphores les plus expressives de la littérature magdalénienne au Moyen Age… ».
Son amour pour le Christ conduit donc Marie-Madeleine à changer, à abandonner la pécheresse qu’elle était pour devenir sainte. « Il faut, pour être racheté, faire pénitence ». Que signifient les mots « pénitence » et « repentir »? Se repentir, c’est changer de sentiment après avoir mené une réflexion (en grec, c’est la μετάνοια, métanoia). La repentance conduit à se détourner du péché. Quant au mot « pénitence », de « pœnitentia », il vient de pœnitere: regretter. Faire pénitence, c’est donc d’abord regretter. Regretter, réfléchir, changer de sentiment, se détourner du péché pour se tourner vers le Christ: Marie-Madeleine devient l’emblème de ce passage, de ce revirement total ou plutôt cette conversion: « L’admirable n’est pas, pour le prédicateur, le fait que Dieu empêche de tomber dans le péché mais le fait qu’il puisse en extirper ceux qui y sont tombés ». Marie-Madeleine donne l’exemple: tous les pécheurs doivent faire l’expérience de la pénitence et de la repentance pour se sanctifier. Et ils doivent le faire à chaque instant, aussi après la mort du Christ, Marie-Madeleine aurait passé le restant de ses jours à la Sainte-Baume, où elle vécue dans le repentir et la pénitence. « Offerte à l’humanité en exemple de pénitence, Marie-Madeleine est le remède de Désespérance, elle ouvre aux hommes l’immense espace de la grâce. Beaucoup plus que l’allégorie de l’Eglise, les médiévaux verront en elle l’espoir d’un pardon, une échappatoire à l’enfer », explique Elisabeth Pinto-Mathieu. « Marie-Madeleine témoigne de l’infini de la miséricorde divine ».

Prostituée repentie… ou pas

Les Ecritures n’associent pas Marie-Madeleine, de manière spécifique et exclusive, au péché de luxure. En clair, dans les Evangiles, rien ne stipule qu’elle ait été prostituée. Les Evangiles disent que Marie-Madeleine était possédée par sept démons, « soit la plénitude du péché » selon Elisabeth Pinto-Mathieu. Pour le professeur Régis Burnet de l’UCL, ces « sept démons » peuvent tout aussi bien renvoyer à la possession: « Dans la conception juive, les démons sont des êtres intermédiaires hostiles à l’homme et ‘spécialisés’ dans la faculté de nuisance […] Les hommes ne sont donc pas responsables de ce que les démons leur font faire et leurs actes échappent à la caractérisation morale. En conséquence, le rédacteur de l’évangile n’affirme pas que les démons de Marie-Madeleine sont des vices: il la décrit au contraire comme une femme torturée par une puissance néfaste qui la dépasse ».
Pourtant, c’est bien la figure de la pécheresse, et plus encore de la prostituée repentie qui s’imposera, dans l’imaginaire collectif, au fil des siècles. « Des sept péchés capitaux, note Elisabeth Pinto-Mathieu, l’imaginaire collectif a fait glisser la sainte dans le seul péché de luxure ».
Elisabeth Pinto-Mathieu fait remarquer l’influence du pape Grégoire Ier dans ce glissement: « Tout en offrant la figure magdalénienne comme espoir de grâce, Grégoire contribuera aussi indirectement à cantonner la sainte dans le domaine du péché de chair. […] Grégoire Ier admet et cautionne cette assimilation en concluant son hymne à la miséricorde divine par l’attribution, pour chaque type de péché, d’une figure biblique consolatrice. Que ne désespère pas le renégat en voyant le destin de Pierre, l’avare qui volé son voisin, en considérant Zachée. Qu’espère encore celui qui, enflammé par le désir de la chair, a perdu sa virginité: ‘Un autre, enflammé par le désir de la chair, a perdu sa pureté corporelle; qu’il regarde Marie, qui a brûlé l’amour de la chair au feu de l’amour divin’. La figure magdalénienne réconcilie au feu de l’amour divin la faute sexuelle, elle anéantit les impuretés charnelles dans l’immatérialité du feu mystique ».

Succès et remises en cause d’un modèle

La Marie-Madeleine du pape Grégoire Ier a inspiré de nombreuses générations. « Cette Madeleine mystique, annonciatrice de la Vie éternelle, risquait de n’être réservée qu’à quelques esprits érudits, un petit nombre de clercs voués aux arcanes de la théologie. Son destin fut tout autre, Grégoire le Grand ayant également su faire parler sa sainte, comme une secrète promesse de rédemption, au cœur des humbles ».
Néanmoins à la Renaissance, l’identité de Marie-Madeleine est remise en cause. Dès 1517 éclate en effet la querelle de Lefèvre d’Etaples: de 1517 à 1519, Jacques Lefèvre d’Etaples, théologien humaniste, publia quatre opuscules connus sous le titre (qui en dit long quant à leur contenu) des Trois Marie.
Aujourd’hui, les œuvres traitant de Marie-Madeleine ne manquent pas, mais les façons de représenter la sainte sont souvent le reflet de courants idéologiques, plus que des œuvres religieuses. Pour Régis Burnet, « Marie-Madeleine est un miroir qui réfléchit les convulsions de la société qui s’en saisit ». Figure « d’une étonnante plasticité », elle « se prête au cours de son histoire à toutes les contorsions et à toutes les instrumentalisations ».
En attendant, la Marie-Madeleine de Grégoire Ier a touché les cœurs. Et si elle a été plus discrète par la suite, elle n’a pas disparu avec les Trois Marie de Lefèvre d’Etaples. Elle est encore présente au XIXe siècle chez le père Marie-Antoine de Lavaur ou encore chez Henri-Dominique Lacordaire, et bien d’autres. Et elle inspire encore aujourd’hui de nombreuses personnes… Peut-être parce que, transcendant les aléas de l’histoire et des débats idéologiques, Grégoire Ier a su évoquer, dans avec Marie-Madeleine, des vérités qui ne dépendent pas d’une époque ou d’un schéma de pensée? La Madeleine du pape Grégoire Ier n’est-elle pas tournée tout entière vers le Christ, tout comme Marie de Magdala des Evangiles?

Régis Burnet. « Marie-Madeleine. De la ‘pécheresse repentie’ à l’ ‘épouse de Jésus' », Paris, Cerf, 2008

Elisabeth Pinto-Mathieu. « Marie-Madeleine dans la littérature du Moyen Age », Paris, Beauchesne, 1997

MMH [Madeleine-Marie Humpers]

Image: Domaine public

Article publié le 31 mai 2018 sur CathoBel: https://www.cathobel.be/2018/05/31/conversion-amour-mystique-et-penitence-la-madeleine-de-gregoire-le-grand-2/

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