A la Ferme du Moulin,
à Lasne, la vie s’écoule au rythme des saisons, entre le travail au
champ, le soin apporté aux animaux mais aussi la vente du beurre, des
œufs, du lait, du fromage… Aidé par son épouse Angela, Vincent y a
consacré toute sa vie.
Vincent est issu d’une famille d’agriculteurs. Il a repris l’ancienne
ferme Stenuit, appelée aujourd’hui Ferme du Moulin. Son épouse Angela,
est infirmière, ce qui ne l’empêche pas de participer activement à la
vie de la ferme.
Vincent, vous avez grandi dans le milieu agricole. La vie
d’agriculteur a-t-elle toujours été une évidence pour vous? Quand
avez-vous su que vous vouliez reprendre la ferme? Qu’est-ce qui vous a
motivé dans ce sens ?
Vincent – Ça a toujours été évident pour moi. A
l’école déjà, avec les autres enfants d’agriculteurs, on ne savait
discuter que de tracteur. Quand on faisait une élocution, c’était ça !
Quand j’ai eu douze ans, en première secondaire, j’ai été à l’internat à
Ciney. A vrai dire, je préférais la mécanique que l’agriculture
en tant que telle. J’ai eu des offres d’emploi dans ce domaine, mais
nous avons perdu notre père alors que mon frère avait seulement quinze
ans et moi vingt-et-un. Et là, la veille de l’enterrement, je me suis
dit que je serais fermier. J’ai travaillé dix ans au compte de ma maman,
puis en 2001, j’ai repris officiellement la ferme.
Angela, vous avez travaillé comme infirmière jusqu’à une
date récente. En même temps, vous êtes très active à la ferme. Comment
gère-t-on tout cela ?
Ce sont des longues journées ! Pour des raisons de santé, j’ai dû
quitter mon emploi. Pourtant, je me lève à la même heure qu’à l’époque
où j’allais travailler. Maintenant je m’occupe plutôt des petits
animaux : donner le lait aux petits veaux, veiller sur les lapins, les
chats, remplir les bouteilles pour les clients… J’aide aussi à la
transformation et à la vente des produits: les fromages, les glaces,
emballer le beurre… Et puis il y a l’aspect administratif, les papiers
pour l’AFSCA, certaines factures pour des restaurants ou un petit
magasin, ici, à Céroux.
Vous pratiquez l’élevage (vaches, moutons, poules…), mais
aussi la culture de betteraves, froment, orge, avoine ou encore
triticale… En plus, vous avez un potager familial, qui vous permet de
vendre quelques potirons et autres cucurbitacées à l’automne.
Trouve-t-on beaucoup de fermes qui recouvrent autant d’activités ?
Vincent – Le potager, c’est mon hobby ! Mais du
reste, chaque fermier a sa diversification. Si on ne fait rien que de
l’agriculture, comme mes grands-parents, le marché international est
tellement mauvais qu’on ne tient pas le coup. Dans notre commune, la
plupart des fermes qui font encore de l’élevage ne vendent pas de lait,
plutôt de la viande. En revanche il y a d’autres possibilités: prendre
des chevaux en pension, cultiver des pois, des haricots, des racines de
chicon…
Aujourd’hui, il n’est pas facile d’être agriculteur. Sur
Lasne, plusieurs fermes ont cessé leurs activités… Quelles sont les
causes de cette situation ? On a entendu parler des accords du Mercosur,
du nouveau budget européen qui va à l’encontre des intérêts des
agriculteurs… Cela vous inquiète-t-il ?
Parmi les fermiers qui ont arrêté leurs activités, beaucoup se
consacraient à la production laitière. Il y a dix ans, on était
peut-être six ou sept à traire sur Lasne, aujourd’hui on n’est plus que
deux, à cause de la crise du lait. Chez nous, à la laiterie, un litre de
lait vaut en principe trente-trois ou trente-quatre cents, avec
quelques bonifications en fonction du taux de protéines dans le lait,
qui peuvent faire monter le prix du lait jusqu’à trente-sept cents par
litre. A savoir: la plupart des exploitants estiment qu’en-dessous de
trente-cinq cents, ils perdent de l’argent. La difficulté, c’est qu’on
doit concurrencer certains pays comme les Pays-Bas qui misent sur la
production à outrance, ou la Nouvelle-Zélande où le coût du prix de
revient du lait est de seize cents, parce que là-bas, il y a un climat
favorable et de l’herbe à profusion, ce qui permet d’éviter les frais de
structure que l’on a ici. Concrètement, en Nouvelle-Zélande seule la
salle de traite est couverte, pour le reste ils n’ont pas besoin de
bâtiment et donc le prix descend. Pour nous, ce n’est pas possible de
les concurrencer…
Et pour le Mercosur, on a beaucoup plus à y perdre qu’à y gagner ! La
Belgique exporte déjà très peu de denrées agricoles. Cela permet
d’exporter, par exemple, de l’armement. Mais le parent pauvre de
l’histoire, c’est l’agriculture, qui est sacrifiée. Et puis la PAC
[politique agricole commune de l’Union européenne] est soi-disant au
service des agriculteurs, mais aux Etats-Unis, l’USDA [Département de
l’Agriculture des Etats-Unis, équivalent de la PAC] a un programme
agricole qui subventionne bien plus que chez nous…
Sur quoi un agriculteur doit-il miser aujourd’hui pour
faire face à la concurrence des fermes-usines, des multinationales ou
d’autres pays? La vente directe et le circuit-court peuvent-il être une
solution?
La vente directe est une solution partielle. Autre possibilité: les
serres et les champs où l’on peut aller cueillir soi-même les fruits et
les légumes. Il y a aussi l’élevage de chèvres ou de brebis, qui est
subventionné car notre pays est déficitaire en production de lait de
chèvre et de lait ovin. C’est une opportunité de diversification.
Dans quelle mesure est-il possible de cultiver bio pour un agriculteur?
Cultiver bio, pourquoi pas, mais en ce qui me concerne je mise plutôt
sur l’agriculture raisonnée. En fait il y a trois sortes d’agriculture:
l’intensif, le raisonné et le bio. L’intensif consiste à utiliser un
maximum d’engrais et un maximum de produits phytosanitaires pour avoir
un maximum de rendement. Dans l’agriculture raisonnée, on essaye de ne
pulvériser qu’en cas de champignons ou autre problème, pas avant. Enfin
dans l’agriculture biologique, il y a des pertes, et quand on veut
vendre pour les grands magasins, c’est n’est pas toujours facile de
tenir le coup. Alors je lève mon chapeau à ceux qui font du bio ! Par
contre, ce que je trouve aberrant, c’est le bio de grande surface avec
des produits venus de l’exportation. Il faut savoir aussi que la
réglementation est différente dans chaque pays…
Jusqu’en 2010, en France, des agriculteurs mariés ne
pouvaient pas s’associer. Souvent la femme renonçait à un statut
reconnu. Qu’en est-il en Belgique?
En Belgique, il est possible de se déclarer conjoint-aidant [depuis
1990]. Il faut alors payer des lois sociales mais cela permet de toucher
une retraite. Néanmoins à partir des années 90, la famille
traditionnelle où les deux conjoints venaient de l’agriculture est
devenue assez rare. Dans la plupart des cas, l’épouse travaille à
l’extérieur pour avoir un revenu garanti. Cela permet une sécurité
financière pour les années où ça ne va pas. Car certaines années, on y a
laissé des plumes… Investir dans des semences, dans du temps de travail
et puis ne pas avoir de rendement à la fin de l’année, c’est dur !
Autre problème : il y a quelques années, on a eu un rendement
exceptionnel mais un prix vraiment dérisoire… A Nouvel An, on était
content de ne devoir rien à personne, mais on n’avait rien gagné. Quand
l’épouse travaille à l’extérieur, c’est donc une sécurité. Et puis il y a
des familles d’agriculteurs où pour les enfants, le mot « vacances » ne
veut pas dire grand-chose, car ils n’ont pas assez d’argent pour
partir. Enfin, si l’épouse travaille, quand elle passe devant un
magasin, ça lui permet de ne pas devoir regarder la jupe ou la robe sans
jamais pouvoir l’acheter.
Dans votre ferme, on voit les vaches qui paissent dans le
champ, les poules qui gambadent, les moutons qui se reposent dans leur
prairie… Se crée-t-il un lien particulier entre l’homme et l’animal
dans une ferme « à taille humaine » comme la vôtre ?
Bien sûr, un lien se crée ! Je n’aime pas toutes mes vaches de la
même façon. Il y en a qu’on aime mieux que d’autres. Ce n’est pas un
lien comme entre êtres humains, mais il y a des bêtes qu’on aime bien,
c’est un fait. Dans l’élevage intensif, les vaches sont un numéro. Chez
moi, évidemment elles ont un numéro, car son numéro d’identification
c’est sa carte d’identité. Mais dans l’élevage intensif, le numéro
prime, on rentre le numéro dans le PC et à côté de ça, la vache n’a pas
de nom, c’est un outil de production et c’est tout.
Un problème souvent posé par des associations comme L214
concerne les conditions d’abatage. Des camions d’abatage mobile sont-ils
une bonne alternative ?
Ce sera à négocier avec les services de l’AFSCA mais oui, j’estime
que c’est une bonne solution. Dans le temps, chaque grande boucherie
avait communément une tuerie, un local pour tuer les bêtes. On allait,
avec la bétaillère ou même à pied, conduire la vache ou le taureau chez
le boucher. Là, on l’abattait, puis la viande était vendue aux gens des
environs. Dans les années 80’, ce genre d’activité a cessé à cause des
nuisances, de l’hygiène… Au bout de l’abattoir, c’est vrai, il y avait
le bac avec les os et les tripes, que le camion venait chercher une fois
par semaine. Dans les années 50’, ça ne gênait personne, puis les
mentalités ont changé. Alors pour les fermiers de notre région, il a
fallu aller à l’abattoir soit à Court-Saint-Etienne, soit à Wavre. Ces
petits abattoir-là ont fonctionné jusque dans les années 90’. Ensuite
les normes internationales ont changé et ces abattoirs ont disparu à
leur tour. On s’est retrouvé avec deux grands abattoirs en Flandre, et
deux en Wallonie, à Bastogne et à Ciney… et tout le monde à peu près va à
la même place. Il y passe quatre-cents bêtes par jour…
Angela – Pour les éleveurs qui veulent faire de la
vente directe, l’abattage mobile serait une bonne chose, car cela
permettrait d’emballer sous vide, directement sur place. Pour l’instant,
la vente directe de viande à la ferme, c’est compliqué.
Vincent – Oui. Il faudrait soit un camion d’abattage
mobile, soit un lieu par commune qui servirait à l’abattage des bêtes.
En fait, les vaches ne sont pas particulièrement stressées quand elles
montent dans la bétaillère pour des petits trajets, comme pour aller en
prairie. Un lieu d’abattage par commune éviterait donc un certain stress
à l’animal.
Parmi nos grands-parents ou, de plus en plus, nos
arrière-grands-parents, beaucoup étaient agriculteurs. Vie simple, au
rythme des saisons, en harmonie avec la nature… le milieu agricole
est-il le gardien d’une sagesse, d’un art de vivre qui tend à se perdre?
Oui. Au départ, nous nous désignions comme agriculteurs, fermiers,
paysans… Aujourd’hui, on parle d’exploitants et d’exploitation agricole.
Or exploiter, c’est élever du bétail pour une fin de vente mais là, pas
question de bien-être ! C’est une entreprise, on exploite des terres
pour obtenir des denrées alimentaires comme on exploite du charbon ou un
gisement de pétrole. Il est bon de rappeler que certains exploitants
préfèrent se déterminer en termes de paysan ou de fermier plutôt que
d’exploitant. Il ne faut pas prendre le mot de « paysan » de façon
péjorative. Un paysan, c’est quelqu’un qui travaille la terre, non qui
l’exploite. Il travaille afin d’avoir un revenu, d’accord, mais d’abord
pour nourrir son bétail. Ensuite il vend ce qu’il a en trop. Dans une
exploitation, le but est d’amener de la nourriture à des vaches qui sont
elles-mêmes considérées comme des machines à produire du lait. Moi,
j’ai parfois de vieilles vaches qui ont treize ou quatorze ans… j’ai
même une vache de vingt ans! Elle se promène dans le pré, et je l’aime
bien. Mais dans un élevage intensif, les vaches font trois vêlages et
trois lactations puis, à cinq ans, elles vont à l’abattoir, sans avoir
jamais connu de prairie.
Angela – Nous voulons la qualité: qualité de vie,
qualité du lait, alors que l’exploitant agricole va chercher le dernier
cent où il peut en intensifiant au maximum.
Vincent – Comme dit le dicton, nous empruntons la
terre aux générations futures. Un fermier essaye de transmettre une
terre qui pourra être cultivée. A contrario l’exploitant transmettra un
sol qui ne sera plus très vivant. J’essaye de maintenir une vie correcte
dans le sol pour qu’il puisse produire le mieux possible à l’avenir.
Dans la culture intensive, de manière imagée, l’exploitant plante et
puis, tout de suite, il met une perfusion à la plante, c’est-à-dire de
l’engrais ou un produit phytosanitaire, et son sol n’est là que pour
tenir la plante debout, tout cela détriment de la qualité. Alors le sol
s’appauvrit: il n’y a plus de verre de terre, plus d’insecte… le sol
perd en biodiversité.
Le monde agricole a-t-il gardé un lien plus fort avec la religion ?
Dans de nombreuses paroisses, les fermiers font encore partie de la
fabrique d’église, s’occupent de la chorale, etc. Moi ce n’est pas mon
cas, je chante comme une vache qui tousse dans un tonneau ! Mais à la
sortie de la Seconde guerre mondiale, des prêtres ont créé des
associations pour permettre aux épouses d’agriculteurs de se retrouver,
ne fusse que pour tricoter. Du temps de ma maman, il y avait le Cercle
des fermières, les femmes y rencontraient un évêque, puis un prêtre qui
venait faire un exposé, etc. Le Boerenbond organise encore chaque année
un pèlerinage à Lourdes, même si ce sont surtout les parents et les
grands-parents qui y participent. En ce qui me concerne, je ne suis pas
un catholique pratiquant assidu mais je fais mes prières et quand
j’entends la cloche sonner, je récite toujours trois Ave. Si j’avais le
temps, j’irais peut-être plus souvent à la messe… Mais de façon
générale, c’est vrai qu’un lien perdure entre le monde agricole et
l’Eglise.
Angela, qu’avez-vous découvert en partageant la vie de votre mari, à la ferme ?
Les animaux! Je n’avais pas d’animal chez moi quand j’étais petite,
car on voyageait beaucoup. Et j’ai découvert que ça me plaisait de
m’occuper d’eux! Et puis, moi qui n’étais pas du tout une âme
commerciale mais plutôt scientifique, je me suis consacrée à la vente
directe, en en modernisant certains aspects, par exemple en créant un
site pour la ferme. Tout ça, je ne m’y attendais pas car les études
commerciales ne m’ont jamais vraiment intéressée. Aussi j’aime bien de
travailler à la transformation du produit laitier en produit fini. Et
puis j’accompagne parfois Vincent sur le champ même si je ne conduis pas
le tracteur. Ce sont de longues journées et il y a des contraintes,
mais aussi des avantages. Avant, quand je travaillais pour un employeur
ou à l’hôpital, si des amis ou de la famille passaient à l’improviste je
ne savais pas les recevoir. Ici, je peux plus facilement prendre cinq
minutes pour les accueillir. C’est différent !
Le soir tombe. Après une journée de moisson, qui arrive plus tôt
cette année-ci à cause du soleil et de la sécheresse, Vincent doit se
rendre à la prairie pour rentrer les vaches à l’étable. Avant de
terminer l’interview, Angela rappelle l’importance de soutenir
l’agriculture, « car c’est grâce à elle que chacun peut se nourrir » ! Elle évoque aussi les conditions d’accès à la profession, qui deviennent très lourdes. « Pas
au niveau des études car cela reste accessible, mais pour un jeune qui
voudrait se lancer, il y a l’achat des terrains, la reprise de la ferme,
le matériel… Que l’on soit issu ou non du monde agricole, pour
commencer c’est assez dur financièrement ».
L’agriculture est aujourd’hui le « parent pauvre » de notre économie,
mais il revient à chacun de se tourner vers la vente directe ou le
circuit-court. Si le monde paysan traverse une période difficile depuis
plusieurs décennies, à nous d’être solidaires envers ceux qui, comme
Angela et Vincent, font face, jour après jour, à une situation qui ne
leur est pas favorable. Et de prier qu’un jour, enfin, le vent tourne à
l’avantage du monde agricole…
Pour découvrir le site de la Ferme du Moulin: http://lafermedumoulin.be/
MMH
Image: Madeleine-Marie H. Tous droits réservés.
Article paru le 29 juin 2018 sur CathoBel: https://www.cathobel.be/2018/06/29/rencontre-avec-angela-et-vincent-agriculteur-a-la-ferme-du-moulin/
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