A la suite du Concile Vatican II, de
nombreuses célébrations se sont voulues très pastorales. Et pourtant, certains fidèles
ne s’y retrouvent pas. Ils peuvent même être tentés d’abandonner la messe, tant
celles qu’ils fréquentent correspondent peu à leurs besoins spirituels et à leurs attentes. Avant
de découvrir la messe traditionnelle, c’est-à-dire sous la forme
extraordinaire, ils tâtonnent parfois pendant longtemps. Dans les Vicariats et
les paroisses où la messe est célébrée sous la forme ordinaire, bien souvent on
évite d’indiquer aux fidèles qui l’ignoreraient l’existence de cette autre manière
de célébrer, jugée souvent rétrograde, passéiste et surannée. Et c’est dommage,
car un certain nombre de fidèles seraient bien plus assidus à se rendre à l’église,
si c’était pour assister à des messes traditionnelles...
1. Un langage précis et rigoureux
Le langage doctrinal qui domine dans les
messes (et surtout dans les homélies) sous la forme extraordinaire, est bien
souvent plus rigoureux, plus précis et plus universel que celui des homélies
des messes sous la forme ordinaire. Dans un souci pastoral, Vatican II a privilégié
un « langage concret, narratif, affectif »[1]. Trop souvent, hélas, la « pastoralisation » des homélies a
porté un coup à la richesse de la doctrine catholique.
2. Une participation intérieure
Sacrosanctum
Concilium a voulu
encourager la participation des fidèles. Il s’agissait essentiellement d’une
participation intérieure, mais l’aspect extérieur l’a parfois emporté, comme si
celle-ci n’avait d’autre fin qu’elle-même. Ne manque-t-elle pas alors son but,
qui est bien de participer « à l’action de Dieu » ? C’est
Dieu qui est le premier acteur lors de l’eucharistie : la participation du
croyant à ce sacrement est d’abord une participation passive, car il s’agit
d’une ouverture, d’une disposition à accueillir le don de Dieu, avant de
devenir une participation active. En somme, l’obsession de la « participation active » a nui à
la primauté de Dieu au sein même de la célébration, en inversant symboliquement
les données de la foi.
Rappelons à ce propos que la
messe a été instituée pour quatre fins : pour adorer
Dieu; pour expier nos péchés; pour remercier Dieu de ses bienfaits; pour
obtenir ses grâces. Toute idée de participation n’a donc de sens que si elle
est ordonnée à ces fins.
3. Une
« conversion » en mémoire du sacrifice du Christ
La messe n’est pas essentiellement un repas festif et convivial. La
messe est une double commémoration : de la dernière Cène et du sacrifice
de Jésus à la Croix, renouvelé de manière non-sanglante. Il est vrai qu’elle préfigure
également le « repas des Noces de l’Agneau » (Ap 19, 7-10), mais la
dimension sacrificielle ne peut être éclipsée. En effet les noces de l’Eglise
et du Christ ne pourront avoir lieu qu’en raison du sang versé à la Croix. Lorsque
le prêtre et l’assemblée se tournent ensemble vers l’autel, vers la Croix, vers
l’Est[2], ils manifestent la conversion de leurs cœurs « tournés vers le
Seigneur ». Ils expriment l’unité qu’ils forment en un seul peuple,
l’Église, conscients de la nécessité de recevoir leur Salut de Dieu. Lorsqu’ils
se font face, cette conversion est moins évidente. Or c’est à partir de la
conversion de chacun que l’action sanctifiante de Dieu pourra se révéler dans
la liturgie : le sacrifice (l’action de « rendre sacré ») est
intimement lié à la conversion.
Mais
pourquoi avoir diminué ou affaibli la dimension sacrificielle ? Mgr Aillet
relève, entre autres raisons, un élément d’explication : la perte du sens du péché chez de nombreuses
personnes. Pie XII ne dit-il pas que « Le péché de ce siècle est la perte du
sens du péché » ? Pour que le sacrifice eucharistique puisse
avoir lieu, pour qu’il ait du sens aux yeux du fidèle, celui-ci doit d’abord se
reconnaître pécheur. Souligner l’aspect
sacrificiel de la messe, c’est ainsi en manifester de manière claire et
évidente l’aspect libérateur et salvifique.
4. Un profond
respect pour le Christ-Eucharistie
Mgr Athanasius Schneider, dans son livre Corpus Christi, déplore l’irrévérence que traduit selon lui la
manière de célébrer qui s’est répandue depuis Vatican II : le fidèle y
reçoit l’hostie debout et dans la main, qu’il touche de ses doigts pour
l’amener à sa bouche (soit comme un aliment ordinaire). Il note que « cette pratique moderne est la plus
profonde des lacérations du corps mystique de l’Église du Christ »[3]. En fait, ce n’est pas le
geste lui-même de toucher l’hostie qu’il déplore, non plus que la station
debout de façon spécifique, mais le peu de cas que semblent faire les fidèles
des Saintes Espèces. C’est en fait le minimalisme de la gestuelle pendant la
célébration qu’il pointe du doigt. En revanche la manière traditionnelle de
communier soutient la dimension de réception dans la relation entre le fidèle
et le Christ, le rappel à l’humilité et enfin l’esprit d’enfance. Pour Mgr
Schneider, s’agenouiller et déposer directement l’hostie dans la bouche des
fidèles exprime l’attitude la plus adéquate pour recevoir la communion[4].
Autre problème fréquent: l’hostie est assimilée à un simple symbole
religieux, puisqu’elle est consommée comme une nourriture commune, un fait qui
témoigne selon Mgr Schneider de la diminution de la foi en la transsubstantiation.
Rappelons que le concile de Trente avait déclaré que, « dans le vénérable sacrement de la sainte eucharistie, après la
consécration du pain et du vin, notre Seigneur Jésus Christ, vrai Dieu et vrai
homme, est vraiment, réellement et substantiellement contenu sous l'apparence de ces réalités sensibles ». Comment
accorder un respect divin à un morceau de pain si l’on n’accepte pas l’idée
que, dans sa substance, il soit Dieu Lui-même?
Mgr Schneider dénonce en outre la perte des parcelles et le vol des
hosties qui peut arriver avec la communion dans la main. Avec la communion dans la bouche en revanche, cela est impossible.
Notons aussi la nécessité de
l'état de grâce pour communier. La communion à genoux et dans la bouche
n’aurait pas de sens si le communiant avait sur la conscience des péchés qu’il
n’aurait pas confessé auparavant. Pour essentielle qu’elle soit, la gestuelle
au moment de la célébration n’en éclipse donc pas pour autant l’importance des
dispositions intérieures pour recevoir la communion de manière adéquate. Les
fidèles donc invités à se confesser régulièrement. Si l’on reproche souvent aux
messes d’avant Vatican II un certain rubricisme, la confession doit, en se
consacrant aux dispositions intérieures du fidèle, écarter toute idée que le
rite de la communion n’aurait de sens que pour lui-même, alors qu’il vise
essentiellement la sanctification du fidèle, à condition que celui-ci se mette
dans les dispositions adéquates pour cela.
5. Le droit du
plus faible
Parmi les arguments avancés par Mgr Schneider afin de défendre la
célébration de la messe tridentine, le plus fort est peut-être celui,
justement, du « droit du plus faible ». En s’incarnant, le Fils s’est
rendu vulnérable jusqu’à la crucifixion. Lors de la messe, il se fait
Jésus-Eucharistie : quoi de plus fragile, quoi de plus vulnérable qu’une
petite hostie ? Et pourtant, c’est précisément parce que Dieu est présent
dans la fragilité de l’hostie qu’il faut la respecter infiniment. C’est là le
« droit du plus faible dans l’Église » :
« Le fait que la Sainte Hostie soit si petite
n’autorise personne à la traiter avec légèreté. L’être le plus petit, le plus
fragile, le plus sans défense aujourd’hui dans l’Église, c’est le Seigneur sous
les espèces eucharistiques au moment de la Sainte Communion. On peut
avancer des raisons pastorales en faveur de la poursuite de la pratique de la
communion debout et dans la main comme, par exemple, le droit des fidèles. De
tels droits, cependant, violent les droits du Christ, le seul Saint, le Roi des
Rois : Lui a le droit de recevoir l’excellence des honneurs divins, y
compris dans la petite et sainte hostie. Voici quel est le droit du plus faible
dans l’Église. »[5]
Par ailleurs Mgr Schneider rappelle qu’il serait inadéquat de prétendre que
nos dispositions intérieures peuvent s’épanouir sans être reflétées dans nos
gestes et nos attitudes extérieures. Ces deux aspects forment une unité et la
foi en l’Incarnation s’oppose à ce que l’un soit dissocié de l’autre. Contrairement
au docétisme ou au gnosticisme, la doctrine catholique de l’Incarnation exprime
plutôt que Dieu n’est pas seulement une réalité spirituelle qui viendrait
habiter le corps sans qu’aucune interaction ne se crée avec la réalité
matérielle : Il est également le corps et la matière. L’Incarnation de
Jésus-Christ se présente comme le modèle de la dignité humaine, qui interdit
que l’on puisse traiter la matière, le corps, comme si elle n’entretenait aucun
lien avec le sacré et le divin.
6. L’importance du latin
Le théologien Christoph Theobald rappelle
l’importance du latin, « patrimoine commun à tous les peuples d’Occident »
et « langue de communication » pendant des siècles : « Tout
se faisait en latin : la liturgie d’abord, mais aussi la théologie et le
droit de l’Église. La langue du Concile lui-même était le latin. »[6] Garantissant une
« certaine uniformité dans la pensée, la célébration et l’action de
l’Église », Christoph Theobald note que l’ « on pouvait se trouver à Paris, à New York ou à Melbourne, dans un
petit village de l’Aveyron ou dans un hameau d’Afrique centrale, partout on
était immédiatement chez soi, avec cette impression forte chargée
d’émotion : c’est la même Église dans le monde entier ». Et d’ajouter : « Le fait que très peu de gens comprenaient réellement les textes n’était
pas ressenti, à l’époque, comme une véritable gêne ; la présence sacrée du
"mystère" en était plutôt renforcée. » Mgr Aillet explique dans le même sens
que : « L’emploi du latin, que
ce soit dans l’ancien ou dans le nouveau missel, peut être un moyen de mettre
en relief ce caractère sacré et mystérieux, comme un voile léger qui fait qu’on
ne touche pas à main nue le mystère. […] On pourrait comparer l’usage du latin
à celui par nos frères orientaux de l’iconostase. Celle-ci souligne de façon
éloquente le caractère éminemment transcendant et mystérieux de ce qui
s’accomplit durant la célébration. »[7]
Le Concile Vatican II ne prévoyait d’ailleurs pas la suppression totale
du latin lors de la messe. Au contraire, on peut lire dans la constitution Sacrosanctum concilium que, si la langue
du pays peut y trouver une « large place », « l’usage de la langue latine, sauf droit particulier, sera
conservé dans les rites latins [c'est-à-dire les rites "occidentaux", dont fait partie le rite romain sous ses deux formes: ordinaire et extraordinaire] »[8].
À propos de la disparition du latin, notons enfin le problème des limites
inhérentes à toute traduction,[9] quoique la messe de Paul VI
ne soit pas une simple traduction de la messe de Paul V : elle a été
remaniée de bien des façons.
7. Le chant
grégorien
Le chant grégorien a disparu de nombreuses célébrations sous la forme
ordinaire, particulièrement en ce qui concerne le « berceau du chant
grégorien » : la France[10]. Mgr Nicola Bux fait
ainsi remarquer que :
« [...] nous avons assisté à la disparition du
répertoire musical traditionnel au profit de chansonnettes importées de la
culture sécularisée, incompatibles avec l’Évangile. Avant le Concile, la
musique liturgique devait lutter contre la trop grande influence de l’opéra,
aujourd’hui elle est submergée par une musique légère et facile qui donne à
certains l’illusion de pouvoir attirer des jeunes. La prépondérance excessive
du rythme, la mièvrerie des paroles et l’utopie ou l’horizontalité mondaine en
sont la marque. Ces chants ne manifestent plus le lien du quotidien à
l’éternel, de devenir à l’être ou de la misère de l’homme à la miséricorde de
Dieu. Ils sont davantage l’expression d’un christianisme décadent.
Le pape Benoît XVI, grand connaisseur de la musique
sacrée, donne son avis sur la décadence du chant depuis la fin du
Concile : il faudrait rendre à la liturgie catholique l’importante
tradition musicale qui, partant du chant grégorien jusqu’à la polyphonie, de la
renaissance du baroque à Bruckner, a permis de soutenir la prière dans les
monastères, les cathédrales, les églises. »[11]
Pour Mgr Bux, « sans le chant
grégorien, le patrimoine musical de l’Église catholique est mutilé »[12]. Or dans les messes sous la forme extraordinaire, le chant grégorien a conservé toute son importance.
Conclusion
A travers ces sept motifs, l'attachement de certains fidèles à la messe traditionnelle semblera, je l'espère, moins étrange et moins passéiste. Sans doute bon nombre de catholiques peuvent participer à des messes sous la forme ordinaire tout en la vivant de manière très intérieure et avec un grand respect pour le Christ. Sans doute la symbolique de ce type de célébration leur convient-elle, ainsi que le choix des chants, l'abandon du latin, etc. Mais d'autres ont besoin de la messe traditionnelle. Il est dommage que, comme cela arrive
parfois, le désir de se rapprocher de la Tradition soit ressenti comme un rejet,
ou que ce sujet fasse l’objet de tensions, voire de tabous. Choisir la messe
traditionnelle ne découle pas d’un esprit d’opposition, mais d’un amour sincère
du Christ et du besoin de vivre cet amour, entre autres, à travers des symboles et des rites qui donnent une place prépondérante au sacré, au sacrifice, à l'humilité du fidèle devant Dieu et devant les mystères divins. L'amour du Christ se manifeste alors dans
la liturgie, et particulièrement au moment de l’eucharistie, par l'agenouillement et la communion dans la bouche. A propos de l'eucharistie, saint Thomas d’Aquin écrivait que « dans ce Sacrement se
résume tout le mystère de notre salut » (Somme théologique, II, q. 83, a. 4c.). Ne s’agit-il pas simplement de nous rapprocher et de vivre, de la manière qui nous convient, du cœur la foi chrétienne ?
Madeleine-Marie Humpers
[1] Mgr
Marc Aillet, Vatican II. Le Concile en questions, Artège, 2015, p. 35
[2] Traditionnellement l’autel symbolise ceci que
« Jésus-Christ
est la pierre angulaire de l’Église ». Cette image du Christ comme pierre
angulaire a donné lieu dès le VIème siècle à la construction des
autels exclusivement en pierre. Pour le prêtre, il s’agit, en se tournant vers
l’autel, de se tourner vers le Christ, vers Dieu, symbolisé par cet autel de
pierre, ainsi qu’en direction de la Croix.
Bien souvent, selon l’orientation des églises, cela revient également à prier en direction
de l’Est, vers le soleil levant, comme l’explique le futur pape Joseph
Ratzinger : « Les chrétiens ne prient pas
en direction du Temple, mais en direction de l'Est: le soleil levant, qui
triomphe de la nuit, symbolise le Christ ressuscité et les chrétiens y voient
en même temps le signe de son retour. Dans son attitude de prière, le chrétien
exprime son orientation vers le ressuscité, qui est le véritable point de
référence de sa vie avec Dieu. » (Joseph
Ratzinger - Benoît XVI, Un chant nouveau pour le
Seigneur. La
Foi dans le Christ et la liturgie aujourd'hui,
Paris, Desclée-Mame, Paris, 1995, p.119)
[3] Mgr Athanasius Schneider, Corpus Christi, Renaissance catholique, coll.
« Contretemps », La Plaine Sainte Denis, 2014 [2013], p.47
[4] « Ce geste signifie que c’est le Christ dans la personne
même du prêtre qui nourrit les fidèles. En outre, ce geste entend nous rappeler
à l’attitude d’humilité et à l’esprit d’enfance spirituelle que Jésus Lui-même
exige de ceux qui veulent entrer dans le Royaume de Dieu (Matt XVIII, 3) »
(Mgr Athanasius Schneider, op. cit., p. 51)
[5] Mgr Athanasius Schneider, op. cit., p. 58-59
[6] Christoph Theobald, « Du latin aux langues de
la Pentecôte » (septembre 2012) - disponible en ligne à l’adresse : https://croire.la-croix.com/Definitions/Lexique/Vatican-II/Les-grandes-avancees/L-Eglise-renonce-au-latin
[8] Sacrosanctum concilium, n°36. La langue liturgique :
1. L’usage de la langue
latine, sauf droit particulier, sera conservé dans les rites latins.
2. Toutefois, soit dans
la messe, soit dans l’administration des sacrements, soit dans les autres
parties de la liturgie, l’emploi de la langue du pays peut être souvent très
utile pour le peuple ; on pourra donc lui accorder une plus large place,
surtout dans les lectures et les monitions, dans un certain nombre de prières
et de chants, conformément aux normes qui sont établies sur cette matière dans
les chapitres suivants, pour chaque cas.
[9] Cf. Florian Michel, Traduire la liturgie, Paris, CLD, 2013
[10] Comme l’écrit Sœur
Adeline de l’abbaye ND de Wisques, sur le site du Diocèse d’Arras :
« Paul VI, qui s’était alarmé bien avant l’État français de la disparition
du chant grégorien en France, avait supplié Dom Jean Prou (Abbé de Solesmes,
supérieur de notre Congrégation de 1959 à 1992) de garder vivant ce trésor dans
sa congrégation » - Sœur Adeline de l’abbaye ND de Wisques, maîtresse de
Choeur, « Le chant grégorien » (21 mai 2009) - disponible en ligne à
l’adresse : http://arras.catholique.fr/page-17147.htm
[11] Mgr Nicola Bux, La
foi au risque des liturgies, Paris, Artège, 2011 [2010], pp. 67-68
[12] ibid., p. 69